Nous vous proposons la lecture d'un texte intéressant: "L'Insurrection de Varsovie 1944, un demi-siècle après". Son auteur, aujourd'hui décédé, le professeur Tomasz Strzembosz de l'Institut d'Etudes Politiques de l'Académie Polonaise des Sciences et de l'Université Catholique de Lublin, étudiait l'histoire de la Pologne de la période de la II guerre mondiale et consacré à ce sujet plusieurs dizaines de livres.
          Le texte nous a été transmis par M. Jędrzej Bukowski, le premier consul général non communiste de la République de Pologne à Lille. M. Bukowski a conçu et réalisé en polonais et en français 20 numéros d'un bulletin d'information, polycopiés par la Municipalité de Lille. Le numéro 9(19) de 1995, réalisé à l'occasion du cinquantième anniversaire de l'Insurrection de Varsovie contient (pp. 43-56) le texte de pr Strzembosz, distribué par le Département Presse et Information du Ministère polonais des Affaires Etrangères.
          Presque 20 ans après, ce texte garde toute son actualité.

L’Insurrection de Varsovie cinquante ans après

Génèse

          (J’ignore pourquoi le pr Jan Ciechanowiecki, historien bien connu de l’insurrection et l’auteur du livre « Insurrection de Varsovie : esquisse du contexte politique et diplomatique », publié à Londres en 1971, ait commencé son examen de la genèse de la bataille de Varsovie au mois de juillet 1943. Il ne s’est passé rien, pendant l’été 1943, qui aurait eu une influence plus importante sur la décision insurrectionnelle même et sur le sort de Varsovie.
          Les dates-clé pour comprendre l’Insurrection sont, en dehors, bien sûr, du 1er septembre 1939 (l’invasion allemande de la Pologne), les journées entre le 8 et le 28 septembre couvrant la défense de Varsovie, qui a eu une influence considérable non seulement sur la campagne de septembre du 1939, mais aussi sur l’attitude ultérieure des habitants de Varsovie ; les dates des rafles que la police allemande réalisait en ville afin de capturer les gens et les envoyer à la mort dans des camps de concentration ; les dates des exécutions et des combats contre l’occupant qui ont été en quelque sorte une préparation morale et psychologique pour le choc principal ; ce sont aussi le 17 septembre 1939, et le 25 avril 1943. Pourquoi celles-là ?)
          L’Insurrection de Varsovie de 1944 eut lieu dans une grande vile, capitale d’un pays. Il pourrait donc s’agir d’un événement à signification locale et nationale, d’un simple épisode de la guerre polono-allemande, une des insurrections déclenchées dans les capitales de l’Europe occupée.
          La réalité fur cependant différente. Cette insurrection avait une portée bien plus importante. Ce fut un affrontement entre trois parties : la Pologne indépendante (bien que temporairement occupée) – l’Allemagne nazie – l’Union Soviétique sous la dictature de Staline. Le conflit entre ces trois sujets du droit international, conflit, qui le 1 août 1944 trouva son expression à Varsovie dans l’acte insurrectionnel, se manifesta pleinement le 17 septembre 1939, lorsque Staline, « le meilleur ami de Hitler » comme l’appela un des historiens vivant aujourd’hui en Occident [1], attaqua la Pologne qui résistait désespérément aux Allemands.
          Cette attaque se termina par le partage du pays. Staline s’empara de près de 52 % de son territoire. Hitler – de plus de 48 % (d’après le traité Ribbentrop-Molotov du 23 août 1939, Staline aurait dû obtenir plus – presque les 2/3 du territoire).
          L’URSS n’a jamais renoncé aux territoires occupés alors. Ni à l’époque, ni durant la période de juillet 1941 à avril 1943, avant la rupture des relations diplomatiques rétablies le 30 juillet 1941 (face à la défaite militaire croissante infligée par les Allemands, ni d’autant plus après leur rupture, le 24 avril 1943.
          Jamais ! Le partage de la Pologne effectué en 1939 avec l’Allemagne nazie devait rester un fait durable. La Pologne perdait ainsi la moitié de son territoire et l’obtention d’une compensation de la part de l’Allemagne n’était ni sûre ni incontestable. Ce partage faisait dépendre notre pays de l’URSS et impliquait un conflit avec le futur Etat allemand quel qu’il soit ! Il était aussi fondé de soupçonner que l’URSS aspirait à se subordonner la Pologne toute entière : la phrase que Molotov prononça en automne 1939 à propos de la Pologne, en parlant du « terrible bâtard du Traité de Versailles » ne cessait de résonner jusqu’au printemps 1941, et encore plus tard dans diverses interventions du Guide du Premier Etat du Prolétariat qui n’arrêtait pas de critiquer le Gouvernement Polonais en exil et les différentes autorités de la République.
          Prenant la décision sur l’Insurrection de Varsovie, il fallait tenir compte de la situation de l’époque : annexion et occupation par l’URSS et Allemagne des terres polonaises jusqu’à la « trahison allemande » (le 21 juin 1941), les terribles épreuves que subirent les Polonais sous le gouvernement soviétique dans la partie orientale de la Pologne (1939 – 1941), le déportation et la détention en URSS de plusieurs centaines de milliers de citoyens polonais, et l’exécution de plus de dix mille officiers et soldats polonais, souvent emprisonnés hors de champ de combats [2].
          Cette décision fut prise au moment où : en été 1944, l’Armée Rouge pénétrait de nouveau dans le territoire de l’Etat polonais, et les Etats occidentaux contents qu’elle se chargeât du gros effort guerriers en Europe, étaient prêts, comme jadis à Munich [3] à presque toute concession, surtout accordée au dépens d’autrui, au détriment des petits Etats de l’Europe centrale, tandis les Allemands, toujours encore dangereux et menaçant d’utiliser la nouvelle « arme miraculeuse » [4], résistant avec acharnement, prolongeaient la guerre encore et encore six mois plus tard étaient en mesure de porter des coups sérieux aux armées alliées (p.ex. dans les Ardennes).
          En juillet 1944, un nouveau « commandant » entrait en Pologne, chef de la « superpuissance » totalitaire qui, après la victoire de Stalingrad en janvier 1943, se senti plus sûr de pouvoir effectuer de nouvelles annexions et le préparait en rompant, en avril 1943, les relations diplomatiques avec le Gouvernement polonais en exil [5] ce qui signifiait que ce dernier cessait d’être partenaire et devenait plus que jamais objet des aspirations d’autrui. En même temps, les Etats Unis, la plus grande puissance occidentale, semblaient tout à fait prêts à suivre la volonté de Staline (comme en témoigne, en novembre-décembre 1943, la conférence de Téhéran). Quant à la Grande-Bretagne affaiblie, elle craignait que l’esprit « peu pratique » des Polonais ne l’expose à un conflit indésirable avec l’URSS et mettait sous tutelle le Gouvernement polonais de Londres, censurant ses lettres et les interventions radiodiffusées du Premier ministre polonais. Cette mise en tutelle du Gouvernement et des autres autorités polonaises en exil, ainsi que la conscience que les événements se dérouleraient de plus en plus vite au détriment de la Pologne, imposaient aux autorités du « centre clandestin de disposition politique et militaire » en Pologne (la direction de l’Etat polonais clandestin) de prendre les choses en main et d’effectuer une dernière tentative pour que la Pologne devienne sujet et non pas uniquement objet dans cette nouvelle Europe en devenir. Et ce fut l’Insurrection de Varsovie de 1944 qui devint cet acte souverain des autorités polonaises.
          En libérant, grâce à l’Insurrection, la Capitale de l’Etat ; en y installant le Comité National du Conseil des Ministres (le vice-premier ministre et trois ministres du Gouvernement polonais) ; en rendant publiques les Forces armées polonaises clandestines – l’Armée de l’Intérieur, la Conseil de l’Unité Nationale, le parlement clandestin, la justice, la police et les institutions sociales et politiques, et en offrant en même temps « gratuitement » à l’Armée Rouge une importante tête de pont de la rive occidentale de la Vistule (le plus important barrage fluvial avant celui de Odra et le plus grand nœud de communication) – on a posé un problème.
          Car l’Insurrection fut un défi lancé aux autorités de l’URSS et au Comité polonais de libération nationale (PKWN), leur humble serviteur. Ce fut à Varsovie, et non pas à Lublin, récemment libéré, siège du PKWN créé par Moscou, que se trouvaient les plus hautes autorités de la Pologne reconnues par l’Occident, c’est là que battait le cœur du pays, que se trouvait un morceau de la Pologne libre.
          Frappant les Allemands, l’Insurrection était en même temps un obstacle au plan soviétique de la « conquête pacifique » de l’Europe centrale et orientale. Un obstacle que l’on pouvait briser ou contourner, mais dont on ne pouvait pas dire qu’il n’existait pas.

La Décision

          Selon l’opinion la plus courante ce fut le Commandant de l’Armée de l’Intérieur, le général Tadeusz Bor-Komorowski qui prit la décision de déclencher l’Insurrection le 31 juillet 1944, à 18 heures 00. Mais en réalité cette décision appartenait à un groupe bien plus important de personnes et elle fut prise aussi bien à Varsovie qu’à Londres.
          La conviction que cette lutte était nécessaire se forma dans la seconde moitié de juillet 1944 au sein de l’état-major de l’Armée de l’Intérieur et obtint le soutien des autorités politiques nationales : de la Présidence du Conseil de l’Unité Nationale, et du Délégué du Gouvernement polonais de Londres, le vice-premier ministre. Le 25 juillet, le Gouvernement polonais en exil l’approuva.
          Presque personne ne formula des objections sérieuses, et les groupes de décideurs étaient composés de représentants de plusieurs partis dont les opinions divergeaient à propos de dizaines de problèmes politiques. Mais sur l’Insurrection, tous étaient du même avis [6] tout en sachant que si Varsovie brûle, ils brûleront avec, et que si les Russes arrêtaient, une fois entrés dans la ville, les « auteurs » du soulèvement, ils seraient les premiers arrêtés. La décision définitive de la soirée du 31 juillet n’était donc pas prise par le Commandant de l’Armée de l’Intérieur, mais par le Délégué du Gouvernement polonais en exil, tenant compte de l’opinion de celui-ci. L’ordre de déclanchement – l’heure « W » fixée au 1er août à 17 heures, fut signé par le Commandant de la Circonscription de Varsovie de l’Armée de l’Intérieur, le colonel Antoni Chrusciel – « Monter ».

L’Exécution

          L’Insurrection de Varsovie est parfois appelée, avec quelque raison, « l’insurrection des garçons et des filles ». Car c’étaient eux, seuls et souverains qui décidaient de se présenter ou non à l’endroit convenu, de participer ou non à la lutte. Varsovie insurrectionnelle n’avait pas de casernes. Chaque soldat faisait le choix lui-même, dans l’intimité se sa famille, en présence de sa mère, de sa femme ou de sa fiancée. Mais comme une telle décision fut prise par près de 30 000 personnes, en plus de ceux qui – pour des raisons diverses – ne pouvaient pas prendre part au combat le 1er août, et des milliers d’autres volontaires, l’Insurrection est devenue un acte de très grande envergure : elle embrasa la ville presque toute entière, et dura bien plus longtemps que prévu – 63 jours.
          L’Insurrection connut plusieurs étapes. La première [7] était une attaque simultanée de sites occupés par les Allemands. Cet assaut entrepris dans les quartiers de Srodmiescie (centre-ville), de Mokotow, de Wola, de Zoliborz et de Praga surpris les Allemands, qui pourtant s’attendaient depuis quelques jours à l’insurrection ou à des troubles. Le déclenchement de l’action non pas à l’aube, mais lorsque le trafic des rues était le plus dense, avait voilé la concentration des détachements. Mais faiblement armés, les insurgés ne réussirent pas à conquérir les positions les plus importantes et les plus fortes, notamment les deux ponts sur la Vistule, et le « quartier policier », siège des autorités allemandes. Les bunkers construits depuis l’automne 1943, et la transformation des bâtiments en forteresses préparées à la défense ne l’ont pas permis. On a cependant réussi à couper les liaisons des Allemands dans certains points de résistance : les commandements de la SS et de la police, siégeant Aleja Szucha furent coupés du celui des forces armées allemandes et du gouverneur du district de Varsovie, ayant ses quartiers dans la région du Plac Teatralny.
          Ce premier assaut durait deux-trois jours [8], ensuite les insurgés passèrent à la défense.
          La première période, critique, de l’Insurrection, au cours de laquelle s’est décidée sa survie après l’éventuelle contre-offensive allemande, fit satisfaisante. Le moment du déclanchement de la lutte y joua un rôle décisif. Le 1er août – les insurgés ne s’en rendaient compte qu’en partie – fut le moment culminant de la grande bataille blindée commencée le 30 juillet et qui devait durer jusqu’au 5 août à l’est de Varsovie, entre Wolomin et Radzymin (sur le champ de bataille de Varsovie, en août 1920). Les Allemands ne pouvaient se permettre de retirer du combat un seul régiment de leurs cinq divisions blindées, pour les diriger contre l’Insurrection. Après leur victoire sur la 2ème armée soviétique, la situation près de Varsovie fut maîtrisée, mais ils durent transférer le gros de leurs actions au sud de Varsovie. Le 29 juillet, le 1er Front Ukrainien, fort de ses 3ème et 13ème armées commença à traverser la Vistule près de Annopol et de Baranow, tandis que les forces du 1er Front Biélorusse, commandées par le maréchal K. Rokossowski, ayant atteint la Vistule dans la région de Pulawy, traversa le fleuve le 29 juillet, élargissant ainsi la tête de pont qui s’y forma. Le 1er août, à 2.00 heures du matin, la 8ème Armée de Grade et la 69ème Armée russes, ainsi que la 1ère Armée polonaise commencèrent à traverser la Vistule. Bien qu’il n’y eut pas de victoire immédiate, la tête de pont Warka - Magnuszew constituait un très grand danger pour les Allemands, et attirait par conséquent de plus en plus de force de la Wehrmacht. Dès le 4 août, on vit arriver leur 19ème division blindée et le lendemain la division blindée « Herman Goering » ; le 8 août, les Allemands y organisèrent une contre-attaque en faisant appel aux forces encore plus nombreuses.
          A cause de ces événements, ce ne fut pas la Wehrmacht (l’armée) mais un groupe spécial composé de divers détachements de la police, des SS, des « Ost-Legionen », des unités ROA, etc…, subordonnées à partir du 5 août, au général SS Erich von dem Bach, qui reçut l’ordre de venir à bout de l’Insurrection à Varsovie. Ce groupe fut fortement soutenu par l’aviation, les chars, l’artillerie, par une arme aussi terrible que le grand canon « Karl 610 mm » utilisé expérimentalement, par des mortiers à plusieurs canons (que les insurgés appelaient « vaches mugissantes » ou « armoires ») et des « goliaths » - petits engins à chenilles chargés d’explosifs et commandés par un câble, servant à détruire les fortifications.
          Après les premières journées de l’assaut polonais, les Allemands, ayant rassemblé leurs forces autour de Varsovie, passèrent à la contre-offensive, concentrant leurs efforts à détruire les foyers successifs de l’Insurrection : le 6 août, ils prirent le quartier de Wola, le 11 – ils liquidèrent les deux uniques points de résistance dans le quartier de Ochota et prirent le quartier de Powazki, soumise, durant la seconde moitié du mois d’août à une pression très forte, mais résistant avec acharnement.
          Les luttes de septembre se concentraient d’abord à Powisle puis, après son occupation (le 6 septembre 1944) à Gorny Czerniakow [9], les Allemands exercèrent leur pression sur Mokotow, obligé de se rendre le 27 septembre.
          Trois jours après capitula le quartier de Zoliborz, contre lequel on envoya la 19ème division blindée. Tenant compte de l’absence de toute aide, du terrible sort de la population civile, du manque des munitions, le général Bor-Komorowski décida la capitulation du reste de la ville : elle eut lieu le 2 octobre, après 63 jours de lutte.
          Pendant l’Insurrection, l’Armée de l’Intérieur et les autres organisations polonaises perdirent près de 18 000 tués et près de 25 000 personnes furent blessées. Les pertes de la population civile atteignirent près de 200 000 personnes.
          Les trois mois et demi qui séparaient la capitulation de l’Insurrection de la prise de la Capitale de la Pologne par l’Armée Rouge, le 17 janvier 1945, ont permis aux Allemands de détruire systématiquement la rive gauche de Varsovie. Quelque 25 % de bâtiments ont été détruits durant l’Insurrection, la destruction systématique y ajouta encore d’autres 35 %.
          Au total, y compris les destruction subies en 1939, dans la défense de la ville et pendant l’Insurrection de Ghetto de Varsovie, les destructions ont atteints 85%.
          Les pertes allemandes se chiffraient à près de 10 000 morts, 7000 portés disparus et 9000 blessés.

La capitale de la République

          Pendant les combats dans les quartiers qui ne furent pas détruits tout de suite, tel que Wola, ou Ochota, donc avant tout au Centre Ville, dans le quartier de Zoliborz, de Stare Miasto (la Vieille Ville) et de Powisle, on a réussi à reconstruire l’administration de l’Etat.
          C’est ainsi que fonctionna la Délégation du Gouvernement (notamment au niveau des quartiers et de la ville), en dirigeant les services civils créés encore dans la clandestinité, et ceux qui virent je jours pendant l’Insurrection (Corps de Sécurité de l’Etat), Milices du PSS, « Lad i Bezpieczeństwo » ‘Ordre et Sécurité) à Mokotow, la gendarmerie militaire.
          Fonctionnèrent aussi, et parfois très bien, les servies des arrières : le Service Militaire de protection de l’Insurrection (WSOP) avec ses sections : anti-incendie, technique, de bâtiment. Les organisations de l’assistance sociale, dont la garde des enfants, étaient aussi en activité.
          Il y eut des services sanitaires ainsi que le service civil ‘approvisionnement et de logistique militaire.
          Des imprimeries et des rédactions de journaux et de revues étaient actives. On y publiait et distribuait les arrêtés des autorités, dont les décrets du Délégué du Gouvernement (vice-premier ministre). Dans certains quartiers et à certaines périodes on pouvait même observer une activité culturelle (concerts, présentation de filmes, d’affiches). Des tribunaux spéciaux militaires et civils commencèrent à fonctionner avec un certain retard.
          Le système fut pleinement démocratique : des imprimeries militaires (donc relevant de l’Etat) publiaient des périodiques du Parti ouvrier polonais, le parti communiste d’opposition radicale, des syndicats, des socialistes radicaux et des nationalistes. Sur les barricades luttèrent côte-à-côte les soldats de l’Armée de l’Intérieur, de l’Organisation de combat de l’Unions des syndicalistes polonais, de l’Armée populaire polonaise et de l’Armée populaire.
          La Poste militaire organisée par les scouts servait aussi la population civile. Les victimes des incendies furent aidées. Les partis politiques fonctionnaient de façon modeste, ce qui est compréhensible dans les conditions d’alors, et publiaient leur propre presse [11]. La pastorale civile et l’aumônerie militaire étaient en activité.
          Une influence considérable sur le sort de l’Insurrection était exercée, outre l’armée, par la direction politique de l’Etat polonais clandestin : la Délégation du Gouvernement de l’Etat polonais en exil (Conseil National des Ministres) et le Conseil de l’Unité Nationale (parlement clandestin).
          Ces 63 jours de liberté – dans le sens de la liberté de l’occupant – étaient aussi des journées de liberté au sens social et politique. Malgré la menace totale et malgré la lutte pour l’existence biologique, une dictature militaire ne s’était pas instaurée. Le Délégué du Gouvernement (vice-premier ministre du Gouvernement de la République de Pologne en exil) décida finalement aussi bien de l’Insurrection que de sa capitulation. Un rôle immense a été joué dans la vie « interne » de cette ville d’un million d’habitants par les préparatifs à l’Insurrection (qui devait être un soulèvement général) qui ont duré quelques années, ainsi que par le talent polonais à l’improvisation et à l’autogestion.

L’aide portée à l’Insurrection

          L’aide réelle, et non pas symbolique, ne pouvait venir que de l’Est. Les parachutages d’armes, de munitions, d’approvisionnement et de nourriture venant de la lointaine Grande Bretagne (base aérienne de Brindisi), étaient à eux seuls déjà des actes suicidaires, d’autant que Staline défendit aux avions alliés, même aux avions en panne, d’atterrir derrière les lignes du front oriental !
          D’autre part, l’aide que Varsovie reçut de l’Est vers la mi-septembre, lorsque l’Insurrection était à bout de souffle, avait un caractère purement symbolique et de propagande, et n’était qu’un camouflage pour des actions manifestement hostiles. Le transfert dans trois endroits (à Czerniakow, entre les ponts Poniatowski et Srednicowy, ainsi qu’à la hauteur de Zoliborz), en trois jours : du 16 au 18 septembre, sans préparation antérieure (impossible à cause des ordres alarmantes du 1er Front biélorusse), de détachements de deux compagnie de l’Armée Polonaise, disposant du nombre d’armes lourdes et de chars très inférieur à celui dont disposait l’ennemi [11], et que l’on ne pouvait pas transporter faute de moyens (!) ne pouvait rien donner et a coûté la vie à quelques milliers d’être humains.
          Quel contraste entre cette action d’aide dirigée directement sur Varsovie, et celles organisées pour les villes de Sandomierz et de Pulawy où se battaient les armées entières !
          On ne réalisa pas non plus l’opération que postulait le maréchal Rokossowski dans sa lettre adressée à Staline le 8 août, qui devait commencer le 25 août et qui consistait à encercler Varsovie du côté sud et nord et déboucher sur la libération de la ville des Allemands !
          Staline interdit de la réaliser, il transféra l’attaque principale dans les Balkans et arrêta le front en Pologne, en réduisant entre autres la grande opération dans la région de Pulawy à une tête de pont bien moins importante près de Magnuszew qui ne devait pas toucher l’autre rive de la Vistule, et non pas devenir une ouverture vers l’Ouest.
          On renonça ainsi :
          - à la tête du pont gagnée « gratuitement » sur la rive gauche de la Vistule, dernier grand barrage fluvial avant Odra que créait Varsovie insurgée, grand et important centre de communication situé dans la partie centrale du front oriental
          - au chemin le plus cours vers Berlin ;
          Ajoutons que la même opération bloquée par Staline qui avait interdit à Rokossowski de l’entamer en août 1944, amena la libération de Varsovie, ou plutôt de ses ruines, le 17 janvier 1945.

Le sens de l’Insurrection

          L’Insurrection de Varsovie de 1944, a eu lieu dans la capitale de la Pologne, mais constitua de fait un des éléments de l’opération « Burza » (Tempête), bien plus large, qui avait pour objectif d’attaquer les Allemands qui se retiraient de la Pologne le long du front oriental passant par la Pologne.
          Après chaque bataille ou affrontement avec les Allemands, le commandant local de l’Armée de l’Intérieur accompagné du délégué local du Gouvernement polonais en exil en tant qu’hôte, devait se présenter chez le commandement soviétique pour se concerter sur l’action commune.
          Les Russes ont largement profité de cette opération « Tempête », commencée à Wolyn en février 1944 et poursuivie au printemps, suivant le déplacement du front vers l’ouest. Surtout quand la lutte contre les Allemands apportait des défaites (c’était le cas à Wolyn, où se battait la 27ème Division de l’Infanterie se l’Armée de l’Intérieur, dans la région de Lublin, et en Mazovie orientale avec d’autres grandes unités de l’Armée de l’Intérieur), ce qui en règle générale se terminait par l’arrestation, par les Russes, des commandants et l’internement des détachements polonais.
          Tout cela dans le silence du monde occidental qui s’efforçais de ne rien voir, tandis que Staline affirmait que l’Armée de l’Intérieur collaborait avec les Allemands.
          C’est justement pour cela que la lutte dans la capitale fut nécessaire.
          Mais l’Insurrection n’était pas seulement un élément particulier de l’opération « Burza ». Elle fut aussi une bataille qui se déroulait dans le triangle formé par la Pologne indépendante bien qu’occupée (soit l’Etat clandestin et ses autorités en exil), l’Allemagne d’Adolf Hitler, et l’Union Soviétique de Joseph Staline. Ce fut une bataille dans laquelle étaient indirectement engagées les diplomaties des Etats occidentaux, et dont l’enjeu dépassait largement la liberté de Varsovie ou même de la Pologne.
          L’Insurrection de Varsovie constitua un nouvel affrontement entre la liberté de la personne humaine et ses droits de décider d’elle-même, les principes de la démocratie fondées sur une conception chrétienne de l’homme et sur les droits naturels d’une part, et le totalitarisme qui ignorait ces droits et qui, au nom d’idées illusoires (racistes ou de classe) voulait rendre l’homme esclave, en faire un rouage dans le mécanisme de l’Etat, à peine un « producteur » et de l’ »engrais » pour les générations futures.
          Si l’on n’envisage pas l’Insurrection de Varsovie de cette façon, on ne comprend pas l’essence du drame qui se jouait à Varsovie. Comme la lutte pour la liberté et la survie de Sarajevo est quelque chose de plus qu’un conflit locale dans petite Bosnie-Hérzegovine, l’absence d’intérêt du monde pour le génocide du Rwanda, la vive réaction aux événements au Koweit où jaillit le pétrole, constituent autant de mesures des valeurs dont le monde contemporain est porteur. Tout comme les accords de Munich en 1938 furent quelque chose de plus qu’un partage de Tchécoslovaquie, l’Insurrection de Varsovie fut – et reste – une affaire européenne dont les conséquences portent loin et ne concernent pas seulement la Pologne. Sa défaite annonçait les Accords de Yalta, indiquait à Staline et à ses collaborateurs les limites qu’ils ne devaient pas dépasser – et cela non seulement dans les affaires touchant directement la Pologne.
          Néanmoins, il faut aussi regarder l’Insurrection de Varsovie d’un point de vue purement polonais. Il faut voir son influence sur le comportement des Polonais au cours des 50 années suivantes, le rôle que joue sa tradition, son mythe et sa légende dans la façon dont les Polonais vivent leur propre passé. L’influence qu’elle exerce sur le sens polonais de l’identité nationale et sur notre attitude vis-à-vis de l’idée de l’indépendance, bref, du point de vue de notre conscience de nous même, et des phénomènes historiques « à long terme ».
          Cette perspective « toute en larguer » et la perspective « à long terme », la perception de l’Insurrection comme une des batailles pour l’image spirituel – et non pas seulement géographique – de l’Europe, et surtout de l’Europe centrale et orientale, confère un rang approprié à cette lutte de la capitale, appelée, dès 1945, la « Bataille de Varsovie ».
          Regardant l’Insurrection un demi-siècle après, on en perçoit toujours des aspects nouveaux. Une question se pose : s’agit-il là d’une bataille perdue ?
          Une chose semble certaine : même si l’Insurrection n’avait pas éclatée, Varsovie aurait été détruite et la plupart de ses habitants assassinés. Tel aurait été le résultat d’affrontements armés chaotiques inévitables, au moment de l’évacuation de la population envisagée par les Allemands après la victoire remportée dans ma bataille blindée près de Varsovie (30 juillet – 5 août 1944). Ce résultat aurait été d’autant plus inévitable que les Varsoviens, ne s’étant pas présentés aux travaux de construction de fortifications, et ceci malgré l’ordre du 27 juillet, avaient commis un acte de désobéissance dans la zone du front et manifesté ainsi leur hostilité à l’ennemi. Tel aurait été aussi le résultat de combats pour la ville qui durait de longs jours, et dont parlaient les radios de Moscou fin juillet 1944, au moment où l’on encourageait les Varsoviens à se soulever contre les Allemands. Ce même résultat aurait été finalement inévitable si l’insurrection préparée par l’Armée Populaire communiste avait été déclenchée.
          L’ordre de Hitler du 1er août de tuer tout le monde, donné au moment où l’on ne savait pas encore si ce qui se passait à Varsovie était une insurrection organisée, ou de simples émeutes, est un fait très éloquent, tout comme l’ordre de raser Varsovie, exécuté après la fin des affrontements, lorsque le front s’était « figé sur la Vistule et la ville s’est vidée par l’exode des habitants encore en vie.
          L’Insurrection de Varsovie - la dernière des insurrections nationales polonaises qui ont commencé avec l’Insurrection de Kosciuszko en 1794, et qui avaient toutes pour objectifs de lutter aussi pour la capitale et de la défendre longuement ensuite – nous dit quelque chose, elle est un fait éloquent. Elle impose d’autres recherches, cette fois-ci tenant compte des archives soviétique jusqu’à présent inaccessibles, et qui peuvent nous apporter un éclairage tout à fait nouveau.

Tomasz Strzembosz


          Notes

           [1] - Aleksander Bregman, Le meilleur allié d’Hitler. Etude sur la collaboration germano-soviétique 1939-1941, Londres 1958 (rééditions en 1961, 1967, 1974) ;
          
[2] - Selon les documents obtenus en 1992 des Archives du Président de la Fédération Russe à Moscou, au printemps 1940 ont été exécutés non seulement plus de 14 500 officiers, fonctionnaires, policiers, soldats du Corps de la Défense de la Zone Frontalière, etc…, qui se trouvaient dans des camps de Starobielsk, de Kozielsk, et de Ostaszkowo, mais aussi plus de 7000 autres personnes (appartenant aux catégories semblables) tenues prisonnières sur le territoire de l’Ukraine occidentale et de la Biélorussie occidentale, au total, presque 22 000 personnes ;
          
[3] - Les puissances européennes, la Grande Bretagne et la France, persuadées de sauver la paix mondiale, ont conclu, le 30 septembre 1938 à Munich, les accords avec l’Allemagne de Hitler et l’Italie de Mussolini. Ces accords ont permis aux Allemands d’annexer une grande partie de la Tchécoslovaquie, sans qu’elle participe à la conférence et sans son accord. Ultérieurement, ceci non seulement a rendu facile le partage sans effusion de sang de toute la Tchécoslovaquie (en mars1939, mais n’a pas non plus évité à l’Europe la deuxièmes guerre mondiale ;
          
[4] - « Wunderwaffe » - c’est ainsi que les Allemands appelaient les armes de la destruction massive construites au cours de la dernière phase de guerre, comme les missiles V1 et V2, et surtout l’arme nucléaire mise au point dans le plus grand secret ;
          
[5] - Pour prétexte, la diplomatie de Moscou utilisait les tentatives polonaises d’identifier l’auteur du meurtre massif des officiers polonais à Katyn, dévoilé par les Allemands en avril 1943. A cette époque, l’Occident le savait déjà, mais cachait ce fait afin d’obtenir des avantages immédiats, et gardait les meilleures relations possibles avec Staline, disposant de la plus grande armée de la coalition anti nazie, tout en exerçant pression sur le Gouvernement polonais à Londres afin que celui-ci n’entame pas, par ses mesures, l’harmonie de la coalition ;
          
[6] - Tous les centres essentiels de décision en Pologne et à l’émigration ont été mis au courant du principe d’entamer la lutte pour Varsovie. Mais c’est le Délégué du Gouvernement à Londres (en absence du président du Conseil National, Kazimierz Puzak), en se basant sur le rapport du Commandant de l’Armée de l’Intérieur, le général Tadeusz Komorowski – « Bor » qui a pris seul la décision. Le seul qui s’est catégoriquement opposé à cette décision fondamentale, fur le colonel Janusz Bokszczanin, chef d’une des sections du Commandement Principal de l’Armée de l’Intérieur ;
          
[7] - Une caractéristique qui différenciait nettement l’Insurrection de Varsovie d’autres insurrections dans les capitales européennes (et notamment de celle de Paris), a été la simultanéité de son démarrage dans toute la ville, en dehors du quartier de Zoliborz. Là-bas, les Allemands, ayant découvert un groupe de gens armés, ont procédé à une action policière d’un détachement motorisé des Schupo dès 14 heures 30 ;
          
[8] - Profitant de l’effet de surprise des Allemands, on attaquait leurs objets jusqu’au moment, où ceux-ci, ayant construit d’importants renforts dans la banlieue de Varsovie, aient passé à la contre-attaque à laquelle il fallait opposer une grande partie des détachements mieux armés ;
          
[9] - Il s’agit d’un petit terrain situé dans la région des rues Okrag-Wilanowska et Solec, pris par l’Armée de l’Intérieur au début du mois de septembre et tenu par les détachements de la Kedyw (direction de la diversion) de l’Armée de l’Intérieur. Le 16 septembre, deux bataillons du 9 Régiment de la 3ème Division de l’Infanterie de la 1ère Armée Polonaise ont débarqué sur ce terrain en traversant la Vistule.
          
[10] - Non seulement les quatre parties constituant la base politique du Gouvernement polonais à Londres et les des autorités politiques en Pologne : Parti Populaire, Parti Socialiste Polonais, Parti National, Parti du travail, mais aussi bien les partis d’opposition : PNR-ABC (groupe « Szaniec » - radical et nationaliste, ONR-Falanga – Confédération de la Nation, Parti Ouvrier des Socialistes Polonais – socialement radical, l’Union des Syndicalistes Polonais, Parti Ouvrier Polonais – communistes et autres, moins importants ;
          
[11] - Au cours de toute opération on a réussi à transporter sur la rive gauche de la Vistule, hormis quelque dizaines des lanceurs de grenades et des mortiers 82 mm, à peine 17 camions 45 mm (équipant les régiments de l’infanterie). Aucun des 102 tanks et canons blindés qui se trouvaient en disposition de l’Armée Polonaise n’a été transporté.


rédaction: Maciej Janaszek-Seydlitz

traduction: Jedrzej Bukowski



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